RÉSUMÉ GÉNÉRAL


Les pages qui suivent constituent la partie écrite d'un enseignement dispensé aux élèves de deuxième année de l'École des mines de Paris.

Malgré son titre, l'objet de ce cours n'est pas la technologie du calcul des coûts de revient tel qu'il est pratiqué dans les entreprises. Cette technologie est enseignée dans un autre cours de l'École, celui de comptabilité analytique en troisième année. Ici, les questions posées se situent à la fois en amont et en aval du calcul proprement dit :

La difficulté de l'évaluation des coûts tient essentiellement à ce que les représentations intuitives associées à la notion de coût conduisent à des réponses incorrectes à ces questions.

L'intuition suggère, en effet, qu'un bien possède un coût comme il possède une masse et une composition chimique. La connaissance de cet attribut permettrait de porter un jugement sur la production de ce bien ("est-il produit au moindre coût ?") et sur son prix de vente ("est-il vendu au juste prix ?"). La gestion des entreprises, c'est-à-dire les modalités concrètes d'exercice des jugements et des choix, pourrait ainsi s'appuyer sur une représentation chiffrée et objective des flux et des stocks de biens et de services.

Malheureusement, l'analyse des difficultés auxquelles se heurte le calcul d'un coût démontre que le coût d'un bien n'existe pas.

En effet, si le coût d'un bien existait, il mesurerait les consommations de biens et services que sa production a nécessitées. Mais se pose d'emblée la question de savoir ce qui se serait passé si ce bien n'avait pas été produit : le coût cherché ne devrait, en effet, inclure que les dépenses supplémentaires par rapport à cette situation de référence. Cette remarque se généralise en disant qu'un coût ne mesure que des différences.

Or, de même que l'on peut imaginer plusieurs manières de produire un bien, on peut imaginer divers scénarios de référence dans lesquels il ne serait pas produit. Ainsi, l'évaluation du coût requiert une description de deux histoires du monde, ce qui est résumé ici en disant qu'un coût est le coût d'une décision ou d'un événement. Par exemple, alors que le coût d'un bien n'existe pas, le coût de la décision de produire ce bien est susceptible d'une évaluation précise si l'on peut décrire tout ce qui est modifié par cette décision.

Mais cette description exige que l'on sache de quel point de vue on se place. En effet, comme un coût mesure des consommations de biens et services, il faut se demander qui subit les dépenses en cause : un coût dépend de l'observateur. Par exemple, un paiement d'une administration publique à une autre ne modifie pas l'équilibre budgétaire de l'État mais il n'en va évidemment pas de même pour celui des deux administrations concernées.

Par ailleurs, un coût peut faire intervenir des événements qui se produisent à des dates différentes. Devant l'impossibilité de faire sans arbitraire une équivalence entre de tels événements, on introduit la notion de dépense effective qui désigne un mouvement de bien ou de service assorti de la date où il se produit Cette notion a pour corollaire le fait qu'un coût n'est pas un chiffre unique, mais un échéancier de dépenses effectives. La notion de dépense effective oblige à considérer séparément les aspects financiers des décisions.

Ainsi, pour un responsable exerçant des choix, chacun de ces choix implique l'évaluation d'un coût au sens retenu ici, c'est-à-dire le recensement de toutes les conséquences des différentes voies qui s'offrent à lui.

Mais un recensement exhaustif est utopique. Deux particularités de la vie des affaires pèsent en effet d'un poids prépondérant dansla façon dont les choix sont effectivement exercés dans les entreprises : la pléthore d'informations et la spécialisation des tâches.

L'accélération constante de la production et de la circulation de l'information dans le monde moderne, face à un esprit humain dont les performances n'ont guère évolué, a pour conséquence le fait que les responsables ont de plus en plus de choix à exercer avec de moins en moins de temps pour le faire. Ils sont naturellement portés à se fier à un petit nombre de paramètres, en privilégiant les paramètres numériques pour leur concision et leur apparence d'objectivité.

La pléthore d'informations affecte l'entrepreneur individuel comme la grande entreprise. Mais dans cette dernière, de surcroît, il n'est plus possible qu'un même esprit soit impliqué dans l'ensemble des choix ; les divers responsables et le chef d'entreprise lui-même ne se servent pas des mêmes paramètres.

Toutefois, la plupart des paramètres de gestion ont une source commune : les données comptables.

Il semblerait, en effet, que les exigences de la gestion comme celles de l'intuition trouvent leur réponse dans la comptabilité, recensement méthodique des mouvements de biens, de services et d'argent entre l'entreprise et son environnement. Un des sous-produits de ce recensement est le calcul des coûts de revient, chiffres qui donnent l'apparence de constituer des évaluations de coûts. Les méthodes de la comptabilité analytique permettent, en particulier, de diviser l'entreprise en sous-ensembles caractérisés par des coûts de revient spécifiques.

En fait, la comptabilité n'est pas une institution conçue pour exercer des choix. C'est un instrument d'enregistrement a posteriori, qui ne peut servir en toute rigueur qu'au contrôle du passé.

Toutefois, l'observation des comportements dans les entreprises montre qu'un critère de contrôle tend à devenir un critère de choix pour celui qui se sent contrôlé. C'est vrai, en particulier pour les critères de contrôle que constituent les coûts de revient et c'est à la suite de l'analyse de mécomptes provoqués par leur usage comme critères de choix que les théories développées ici ont pris naissance.

Ces remarques peuvent se généraliser et fonder une théorie de la gestion des entreprises.

L'observation montre que les effets des usages des coûts de revient ne constituent qu'un cas particulier de mécanisation des comportements par l'effet de paramètres numériques de jugement. On peut recenser de nombreuses situations où des personnes ou des entités fonctionnelles différentes formulent des choix identiques, considérés comme contestables, voire franchement aberrants par d'autres observateurs.

L'analyse révèle que ces choix s'expliquent souvent de façon logique par l'adaptation des agents économiques aux exigences des indicateurs sur lesquels ils se sentent jugés.

En généralisant ces constatations, on est conduit à un modèle de l'entreprise fonctionnant comme un vaste mécanisme régi par des logiques locales entre lesquelles n'existe pas nécessairement de cohérence globale. Une marche sans incidents'explique par une telle cohérence ou encore par un flou dans l'information et un excès de moyens suffisant pour masquer les incohérences.

Les incohérences peuvent finir par susciter des intentions de réformes, en particulier celle des paramètres de jugement. Mais l'expérience montre que ces paramètres sont puissamment maintenus en place par diverses contraintes, que l'on peut repérer à quatre niveaux d'analyse:

Ainsi, au facteur de rigidité introduit par l'adaptation des agents économiques aux critères sur lesquels ils se sentent jugés, s'ajoute l'inertie propre à ces critères, liée aux quatre niveaux de réalité qui en déterminent la nature.

Mais la matière, les personnes, les institutions et les normes culturelles évoluent. De la sorte, à partir d'une situation où les instruments de contrôle, notamment les mesures de coût, rendent compte de façon acceptable de la relation des agents entre eux et avec leur environnement, s'introduisent avec le temps des décalages, sources d'incohérences. Si cette théorie ne fournit pas directement de remède aux incohérences, elle fournit des instruments d'analyse pour les déceler et les expliquer.