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On peut distinguer trois sortes d'usages attendus de l'évaluation d'un coût :
Les qualités requises pour une telle évaluation ne sont pas les mêmes dans les trois cas ; elles peuvent même se révéler incompatibles.
Or, un coût de revient quel qu'il soit favorise toujours l'un de ces usages au détriment des autres. Malgré cela, on observe que l'on se sert souvent du même chiffre pour tous les usages. En particulier, il est courant mais dangereux de se servir d'un critère de contrôle comme critère de choix.
Pourquoi veut-on mesurer un coût, et de quels moyens dispose-t-on pratiquement ? C'est en essayant de revenir de manière plus approfondie sur les réponses à ces questions que l'on peut mieux comprendre pourquoi la notion de coût soulève tant de difficultés théoriques et pratiques.
L'analyse des emplois courants du mot coût semble montrer que ces usages se regroupent en trois catégories, chacune étant illustrée ci-après par un exemple emprunté au domaine des mines et de l'énergie :
Exemple : "il convient de surveiller l'évolution du coût de la tonne de minerai extraite de chaque chantier, et de le comparer avec le coût correspondant dans les chantiers voisins".
Exemple : "il convient de renforcer l'entretien préventif du matériel d'abattage dans les chantiers à gros rendement, car le coût des pannes y est plus grand".
Exemple : "il convient de tarifer l'énergie à son coût réel, de manière à orienter au mieux les choix des consommateurs".
Nous savons que le coût d'un bien ou d'un service n'existe pas, et que dans chaque cas on dispose seulement de coûts de revient conventionnels. On pourrait alors penser qu'il existe pour chaque bien ou service un coût de revient moins mauvais que les autres quel qu'en soit l'usage. En fait, il n'en est pas ainsi, parce que le mot coût n'a pas la même signification dans les trois cas ci-dessus et, par suite, les qualités requises pour sa mesure ne sont pas les mêmes.
Comme le premier exemple le montre, le contrôle porte sur la comparaison d'une quantité avec elle-même au cours du temps, ou avec des quantités analogues au même instant. La mesure de cette qualité doit donc posséder les qualités demandées à une balance de Roberval utilisée en double pesée : elle doit être fidèle et sensible.
La fidélité, dans le cas d'un coût, implique que des causes comparables produisent des effets voisins. Par exemple, il serait gênant de compter dans le coût de la tonne extraite une semaine déterminée le prix du creusement d'une galerie d'exploration abandonnée la semaine suivante : le coût ainsi majoré renseignerait mal sur les conditions de l'extraction de minerai proprement dite.
La sensibilité implique que la mesure doit révéler le plus petit écart pertinent. Si par exemple on se préoccupe des conditions économiques de l'abattage du minerai, il convient d'éviter d'ajouter aux dépenses du chantier celles du transport vers l'usine de traitement, qui peuvent être affectées de variations ou d'erreurs qui masquent les écarts au cours du temps pour un même chantier ou des différences entre chantiers similaires.
Il est à noter que la valeur absolue de la mesure ne joue pas ici de rôle direct, puisque seules des différences sont en cause. Comme dans la balance de Roberval, la justesse n'est donc pas une qualité requise dans le cas de l'évaluation d'un coût comme moyen de contrôle. Nous allons voir qu'il n'en est pas de même dans les autres usages.
Comme l'exemple de l'entretien des machines d'abattage le montre, la comparaison ne porte plus sur des quantités comparables, mais sur deux décisions possibles dont on a vu au chapitre précédent qu'elles pouvaient mettre en cause des domaines d'activité assez différents, comme le service d'entretien et le service commercial. La mesure du coût de l'entretien préventif et du coût de la panne (subie ou évitée selon le cas) devraient donc être "justes" chacune de leur côté pour éclairer convenablement le choix. Cela implique qu'elles prennent en compte toutes les conséquences pour l'entreprise des deux solutions comparées, ce qui peut fort bien être en contradiction avec les commodités du contrôle de tel ou tel service.
Par exemple, le coût de l'entretien préventif considéré ici devra peut-être inclure des achats de matériel neuf, que l'on n'a pas forcément avantage à inclure dans le coût d'entretien imputé aux chantiers pour les besoins du contrôle courant.
Plus généralement, l'évaluation d'un coût comme critère de choix pose directement le problème de l'observateur, alors que ce problème ne se pose qu'indirectement dans l'usage d'un coût comme moyen de contrôle : il ne s'agit dans ce dernier cas que de détecter des anomalies par rapport à une référence connue ; c'est donc seulement dans la définition de cette référence que le choix de l'observateur intervient.
Le troisième usage des coûts, nous allons le voir, impose à leur mesure des contraintes plus exigeantes encore.
Dans une activité purement commerciale, le prix d'achat et le prix de vente d'un même produit sont reliés par la notion de marge bénéficiaire, qui mesure la rémunération du commerçant. D'emblée s'introduit donc l'idée de juste marge, donc de juste prix, donc de juste coût.
On peut noter que dans l'expression de juste prix, un doute règne sur le point de savoir si l'adjectif juste dérive du mot de justesse ou du mot de justice. Cette ambiguïté met en évidence le fait que s'applique à l'évaluation du coût, dans ce troisième cas, une exigence morale. Il est en effet admis que tout travail mérite salaire et que par conséquent l'acheteur ne doit pas abuser de sa force éventuelle, mais il n'est pas plus toléré que le vendeur exploite la faiblesse ou l'ignorance de l'acheteur pour lui extorquer des sommes excessives. L'exemple du coût de l'énergie utilisé pour illustrer ce troisième cas est assez évocateur à cet égard.
Or, il se trouve par exemple que le coût de revient comptable du pétrole brut et de son transport peut comporter de 60 à 90 % d'amortissements, de charges financières, de frais de recherche de nouveaux gisements, etc., toutes charges qui résultent de ventilations conventionnelles dans l'espace et le temps. Néanmoins, l'opinion publique ne renonce pas facilement à l'idée qu'il existerait un prix équitable fourni par un calcul impartial.
Ainsi, il apparaît que si l'on souhaitait pouvoir associer un coût à un bien, c'était pour exiger de l'évaluation correspondante la sensibilité, la fidélité, la justesse et la justice selon chaque usage particulier que l'on souhaitait en faire. Il paraît peu probable que l'on puisse rassembler toutes ces qualités dans un même calcul, à supposer que l'on soit libre de le faire à sa guise.
Or, ce n'est même pas le cas en général. En effet, à cette demande ambiguë d'évaluation de coûts, la comptabilité apporte des réponses fortement déterminées par des considérations encore différentes de celles qui ont été exposées ci-dessus, car la comptabilité n'a pas pour but principal la mesure des coûts.
Dans la mesure où c'est aux coûts de revient que l'on demande usuellement de répondre aux questions que l'on se pose sur les coûts, il est utile d'examiner dans quelle mesure ils répondent aux exigences ci-dessus.
Un coût de revient complet est un paramètre de contrôle qui n'est ni fidèle, ni sensible, pour peu que les dépenses imputables à l'entité considérée soient masquées par des ventilations d'autres origines. A cet égard, un coût de revient partiel ajusté aux besoins de chaque contrôle particulier peut donner satisfaction.
En revanche, un coût de revient complet peut se révéler irremplaçable comme moyen de fixation de prix. Il présente en effet cette propriété caractéristique, déjà signalée, qu'il suffit que chaque prix de vente soit supérieur ou égal au coût de revient complet calculé sur un exercice comptable pour que le résultat de cet exercice soit positif ou nul. Cette condition n'est évidemment pas nécessaire, puisqu'il y a une infinité de systèmes de prix de vente qui satisfont à la même condition globale. Néanmoins, il est utile de faire comme si cette condition était nécessaire chaque fois qu'il faut définir un juste prix.
C'est notamment le cas dans les négociations visant à fixer un prix de cession en l'absence de référence à un marché observable. Il en est ainsi pour la détermination d'un marché de l'État lorsqu'il n'y a qu'un fournisseur possible, ou encore pour la fixation du prix d'une spécialité pharmaceutique protégée par un brevet, ou par le calcul d'un tarif de transport en commun contrôlé par la ville ou l'État. Notons enfin que les coûts de revient complets servent couramment de bases à des ententes entre des entreprises soucieuses de limiter les effets de la concurrence.
Si donc les coûts de revient comptables peuvent être utiles, voire indispensables, comme moyens de contrôle ou de fixation de prix, ils sont en revanche toujours suspects comme critères de choix, quel que soit leur mode de calcul. Les discussions des chapitres précédents ont suffisamment montré, en effet, que la notion de coût, associée à celle de décision ou d'événement, suppose définis, cas pas cas, un scénario de référence et un observateur déterminé, ce dont aucune procédure systématique, comme l'est nécessairement une procédure comptable, ne peut s'accommoder.
Pourtant, les coûts de revient sont fréquemment utilisés comme critères de choix, avec des effets qui peuvent être surprenants, comme on va le voir.
Une difficulté fondamentale de la gestion provient de ce que les critères de contrôle servent de critères de choix à ceux qui se sentent contrôlés. Autrement dit, quand une personne reçoit des gratifications et des frustrations en fonction de la valeur d'une note de 0 à 20, ou d'un coût de revient partiel ou complet, cette personne est logiquement portée à agir en sorte que la valeur de la note ou du coût de revient soit telle que son propre sort soit le moins mauvais possible. Mais il se peut fort bien que les choix ainsi opérés aillent à l'encontre des objectifs assignés au système de contrôle. Voici deux exemples d'effets de cet ordre, l'un emprunté aux transports en commun, l'autre à l'industrie minière,et issus tous deux d'observations réelles.
Pour une entreprise de transports en commun, il paraît naturel de surveiller séparément la gestion de chaque ligne d'autocars, une ligne étant constituée d'un parc de voitures desservant des arrêts sur un itinéraire déterminé. Pour cela, on mesure sur chaque période les recettes perçues sur cette ligne (soit R), et les dépenses qui sont affectées (soit D). Pour pouvoir comparer différentes lignes, on trouve commode de calculer R - D, ou encore R/D, nombre sans dimension qui donne une mesure de rentabilité.
Supposons que sur une ligne déterminée, les recettes viennent à fléchir. Cela peut être dû à différentes causes que l'on n'examinera pas ici, mais supposons que l'accord de toutes les personnes compétentes se fasse sur le fait que, si la fréquence des autocars était augmentée, cette amélioration du service attirerait une nouvelle clientèle, supérieure peut-être à la clientèle perdue. Va-t-on augmenter la fréquence, c'est-à-dire affecter un nombre de voitures plus grand à cette ligne ?
C'est alors que le paramètre du contrôle (R-D ou R/D) va jouer un rôle décisif. En effet, il est connu que l'amélioration de la fréquence met assez longtemps à faire sentir ses effets sur la clientèle, car ceux qui n'utilisent pas encore l'autocar mettent quelque temps à prendre conscience de ses avantages et à changer de moyen de transport. En revanche, une amélioration de la fréquence a pour effet immédiat d'augmenter les dépenses D.
Par conséquent, un élément fondamental du choix ainsi offert sera la date du prochain contrôle ou de la prochaine décision importante : établissement des comptes annuels, calcul d'une subvention d'équilibre, élection d'une nouvelle municipalité, etc. Si cette date est rapprochée, on sera logiquement porté à diminuer la fréquence pour améliorer le paramètre R-D ou R/D en diminuant D, alors que si cette date est éloignée on prendra le temps d'obtenir le même effet en augmentant la fréquence dans le dessein d'obtenir une augmentation de R qui compense et au-delà une augmentation de D.
On a pu observer en effet que selon le temps qui la sépare des prochaines élections et des perspectives de réélection, une municipalité pouvait réagir dans un sens ou dans l'autre. Pourtant, il n'y a aucun rapport entre l'intérêt économique ou social de la ligne et un calendrier électoral.
A la suite d'un certain nombre de fermetures de sièges miniers financièrement déficitaires, un dirigeant des Houillères fit la remarque que les choix des ingénieurs d'exploitation conduisaient souvent à abandonner du charbon de bonne exploitabilité (veines puissantes et régulières), alors que des ressources médiocres avaient été épuisées. La Direction Générale mit en garde les chefs de siège contre ces choix manifestement contraires à l'intérêt des Charbonnages et de l'économie nationale. Mais des phénomènes de cette nature continuèrent néanmoins à se produire.
Une étude attentive du comportement quotidien des responsables de l'exploitation montra que de tels choix étaient tout à fait logiques de leur point de vue, compte tenu de la manière dont ils se sentaient jugés.
En effet, le critère d'appréciation d'un siège minier était son résultat, différence entre le prix de vente du charbon (sur lequel l'exploitant n'a que très peu d'action) et son coût de revient. Plus précisément, le coût de revient de la tonne faisait l'objet d'une évaluation fréquente, parfois quotidienne.
Or, il se trouve que les dépenses d'un siège minier sont pratiquement indépendantes de la production : le personnel, l'énergie et le matériel constituent des charges fixes par rapport aux fluctuations quotidiennes. Par conséquent, le coût de revient de la tonne est d'autant plus bas que la production est plus élevée.
Or, tous les exploitant savaient rapidement découvert qu'une augmentation de coût de revient suscitait alarmes et observations de la part de la Direction, tandis qu'une diminution était simplement enregistrée, avec le voeu pressant qu'elle soit durable. Par conséquent, les chefs de siège avaient logiquement intérêt à maintenir un coût de revient, et par conséquent une production, aussi stables que possible.
C'est alors qu'apparaît une différence fondamentale entre bonnes et mauvaises ressources : alors que les premières fournissent une production horaire régulière et importante, les secondes peuvent réserver de bonnes et surtout de mauvaises surprises de manière imprévisible. Par exemple, telle mauvaise taille pourra fournir, en 16 heures d'abatage, n'importe quel tonnage entre 0 et 1 500 tonnes, telle bonne taille pourra fournir 200 t par heure de manière à peu près certaine. Si donc l'exploitant a pour souci de maintenir une production stable, il est naturellement porté chaque jour à exploiter d'abordles ressources incertaines, pour compléter ensuite en tant que besoin par des ressources sûres. Par exemple, dans le cas ci-dessus, on pourra se réserver de faire fonctionner la bonne taille pendant un poste de 6 ou 7 heures seulement, lorsque la production de la mauvaise taille a été très faible. On comprend dans ces conditions comment les mauvaises ressources peuvent se trouver épuisées d'abord.
Les causes des effets pervers qui viennent d'être exposées sont bien claires : elles résident dans le fait qu'une réalité technique et économique complexe, telle que le trafic d'une ligne d'autocar ou la production d'une mine, se trouve résumée dans un chiffre trop sommaire, par exemple un coût de revient. Comme c'est sur ce chiffre que les responsables se sentent jugés, c'est sa valeur qui guide leurs choix.
Un remède évident consisterait dans une meilleure information. L'étude détaillée de chaque ligne d'autocar et de ses perspectives d'avenir, de chaque siège minier et du gisement qu'il exploite, conduiraient à coup sûr àdes jugements et des choix plus pertinents. Mais encore faut-il que les responsables concernés disposent du temps et des compétences nécessaires. Quand bien même en disposeraient-ils, ils ont eux-mêmes des comptes à rendre à des électeurs ou à des administrations qui n'en disposent pas. La simple nécessité d'informer vite condamne à l'usage d'un paramètre concis et facile à comprendre.
Vient alors l'idée de changer de paramètre de contrôle. Si en effet on renonçait à individualiser officiellement le résultat d'exploitation de chaque ligne d'autocar et si l'on mesurait ses recettes avec un délai suffisant pour juger des effets des variations de fréquence ; si l'on jugeait séparément le rendement des mauvaises et des bonnes ressources de charbon et si au lieu de publier la production tous les jours, on ne la publiait que tous les mois ou tous les trois mois, il est vraisemblable que les anomalies évoquées ci-dessus disparaîtraient.
Mais de telles réformes se heurteraient à des difficultés de plusieurs ordres.
La première difficulté tient à ce que la plupart des suggestions ci-dessus se présentent d'abord comme une diminution de l'information des autorités de tutelle. A ce titre elles sont suspectes à tous ceux qui ont pris l'habitude de recevoir périodiquement le compte de résultat de chaque ligne d'autocar ou de chaque siège minier. C'est en effet une idée difficilement acceptable, et pourtant vraie dans les cas considérés, qu'un excès d'information puisse être nuisible.
Il se peut aussi que ces réformes soient rendues difficiles par l'existence de procédures qui requièrent l'usage des chiffres que l'on voudrait supprimer : cela peut être le cas par exemple si des rémunérations varient en fonction des indices en question ou si ces indices sont utilisés par des instances nationales à des fins administratives ou statistiques.
Enfin, il arrive que les caractéristiques matérielles des organisations en cause fassent obstacle aux réponses souhaitées.
Dans le cas de la ligne d'autocar, les effets d'une variation de fréquence peuvent être très mal connus en délai et en ampleur, et mêlés à d'autres causes de variation du trafic ; surveiller le paramètre R-D paraîtra plus sûr.
Dans le cas de la mine, comptabiliser séparément les bonnes et les mauvaises ressources supposerait que l'on puisse les caractériser avec quelque certitude au niveau du gisement, ce qui est rarement le cas : du jour au lendemain, la qualité d'une veine de charbon peut se modifier dans les deux sens.
Ces remarques ne visent évidemment pas à nier la possibilité de réformes. Elles visent seulement à diriger l'attention sur des forces qui peuvent maintenir en place des paramètres de contrôle tels que des coûts de revient, même lorsque certains de leurs emplois sont jugés nuisibles.