Ce papier a été publié dans GERER ET COMPRENDRE, ANNALES DES MINES, décembre 1993.

EN QUÊTE DE THÉORIES

LA GESTION ET LES RITES

Parler de rites, de mythes, et de tribus, comme les ethnologues pour les sociétés exotiques, paraît inconvenant pour nos sociétés occidentales.
Pourtant le recours à ces notions permet de comprendre pourquoi, contrairement au message du siècle des Lumières, les rites sont plus opérants que les idées.

PAR CLAUDE RIVELINE
Professeur à l'Ecole des Mines de Paris



POURQUOI ÇA MARCHE ?

Voilà près de trente ans que j'étudie la marche des organisations, et je suis passé au cours de ces années par trois grandes phases.
Dans les années 60, au temps où calcul économique et recherche opérationnelle s'imposaient dans le monde des ingénieurs, la question importante était: comment les entre prises doivent-elles marcher ? Les mots-clés en ce temps-là étaient: optimum, maximisation du profit. Au fil des ans, la constatation de plus en plus fréquente de fonctionnements perturbés par des conflits internes m'a conduit à porter mon attention vers la complexité des organisations, et les logiques locales et non cohérentes qui s'affrontent en leur sein. La question dominante était alors: pourquoi cela fonctionne-t-il si mal ?
Mais avec l'accélération des événements d'ordre technique, commercial et financier, le manque de temps pour réfléchir et la multiplication des sources de pannes, la question centrale est devenue : pourquoi ça marche quand ça marche ?

Le titre que j'ai choisi pour le présent exposé annonce la réponse que je propose: les comportements efficaces sont les actes ritualisés. Je vais en donner une première image sur un exemple de la vie quotidienne.

L'AUTO AU FEU ROUGE

Considérons un carrefour en ville. Une voiture roule vers ce carrefour et s'arrête au feu. Quoi de plus banal, apparemment ? Mais songeons aux innombrables carrefours de par le monde où manque un feu pourtant bien nécessaire, où le feu est installé et ne fonctionne pas, ou encore, comme à Naples, où des feux fonctionnent mais que personne ne respecte. On peut enfin songer à Yamoussoukro, la capitale pharaonique de la Côte d Ivoire, où, dit-on, des feux fonctionnent, mais où il n'y a pas de voitures.

Evénement moins probable qu'il n'y paraît, donc. Portons à présent notre attention sur l'automobiliste. On est tenté d'interpréter son arrêt par des raisons de prudence, pour éviter une rencontre avec un véhicule venant de l'autre rue, ou par crainte d'un procès-verbal. Mais je précise que la visibilité est parfaite, pas une voiture n'apparaît et aucun uniforme en vue. Pourtant, l'automobiliste s'est arrêté. Pourquoi ?

Pour éclairer la réponse que je suggère, je précise qu'au même moment, un adolescent sur sa moto pétaradante, dressé sur la roue arrière, franchit le carrefour sans s'arrêter. Les circonstances étant ce qu'elles sont, c'est lui qui a un comportement rationnel. L'automobiliste manifeste par son arrêt rituel son appartenance à la tribu des conducteurs prudents et respectueux des lois. Quant au motard, c'est plutôt par défi que par raison qu il fait ainsi, montrant ainsi son appartenance à la tribu ennemie des bourgeois en auto.

Voyons à présent le feu tricolore. Son existence et son bon fonctionnement ont exigé la collaboration sans défaillance de ceux qui l'ont implanté, ceux qui l'ont équipé, ceux qui l'alimentent en courant et ceux qui l'entretiennent. L'un ou l'autre aurait sans doute de bonnes raisons de manquer à sa tâche.

Mais l'élément le plus significatif de cette scène est la voiture. MM. Midler, Moisdon et Weil ont présenté (Annales des mines, Réalités Industrielles, octobre 1991) les rituels élaborés qui permettent à des spécialistes naturellement rivaux de dialoguer et de travailler ensemble dans des conditions d'urgence qui interdisent toute progression cartésienne. Cette ritualisation nécessaire des processus de fabrication est bien plus ancienne que le zéro-stock et le juste-à-temps. Je me souviens que dans les années soixante circulaient à la Régie Renault deux histoires: celle de la ficelle à la confiture, et celle de l'armoire du Turc.

Une chaîne de montage à l'ancienne, fordienne et taylorienne à souhait, avait été vendue clé en main à un pays de l'Est où elle ne fonctionnait pas. Pourtant, chaque détail technique avait été fidèlement reproduit. En observant la même chaîne en fonctionnement à Billancourt, on découvrit entre autres qu'un ouvrier chargé de déposer une petite rondelle sur un axe incommode d'accès avait apporté de chez lui une assiette chargée de confiture, y trempait une ficelle avec laquelle il attrapait quelques rondelles. Il descendait ensuite la ficelle vers l'axe, la tournant pour présenter une rondelle en position favorable.

Quant au Turc, c'était un émigré employé sur une chaîne depuis quelques semaines, et qui mourut subitement. Dans son armoire, on découvrit un stock d'une demi-journée de la pièce qu'il était chargé de monter. Ses camarades expliquèrent que c'était un stock de sécurité qu'il avait patiemment constitué par peur d'arrêter la chaîne à son poste.

De tels comportements ne sont pas réductibles à une banale conscience professionnelle. Une chaîne de montage automobile est une matrice, où s'enfante collectivement un être merveilleux: une voiture qui marche et que chacun voit partir. Etre l'un des géniteurs est précieux, manquer à sa mission est un cauchemar, même si l'on n'est pas fautif.

LES RITES, LES MYTHES ET LES TRIBUS

Pourquoi un rite est-il ainsi respecté ? Je retiens l'hypothèse formulée par le vénérable fondateur de la sociologie en France, Emile Durkheim, qui postule dans Les formes élémentaires de la vie religieuse qu'un rite nécessite une tribu pour l'observer et un mythe pour lui donner un sens.

En fait, chacun des sommets de ce triangle, d'après cet auteur, requiert l'existence des deux autres pour se perpétuer: une tribu a besoin de reconnaître périodiquement ses ressortissants par des gestes convenus, et une idée ne survit que si un groupe y souscrit et lui donne une existence manifeste. Mon sujet sera donc les rites dans la affaires, et les mythes et tribus qui leur sont associés. Sur chacun de ces thèmes, les travaux abondent: les cultures d'entreprises ont fait l'objet de nombreuses publications, les comportements en réunion ont été scrutés par les psycho-soclologues, et les sociologues ont profondément analysé les structures de pouvoirs et les rapports entre groupes. Si le présent travail peut prétendre à quelque originalité, c'est par l'accent qu'il met sur la nécessaire cohérence entre les trois sommets du triangle des rites, des mythes et des tribus.

Il est à noter que ce triangle est à mettre en regard d'un autre, homologue point par point: les méthodes, la raison et les équipes. Ce second triangle évoque le monde objectif, la modernité dans sa sereine vigueur, par contraste avec le premier qui évoque exotisme et peuplades primitives. Ces deux triangles s'opposent comme la pénombre à la lumière. Toutefois, je dois à Ph. d'Iribarne cette remarque qu'en japonais, c'est l'inverse, ce qui nous alerte sur le fait que la modernité ne se situe pas nécessairement où l'on croit. Pour un Japonais, " rituel " implique rassurant, bien de chez nous, et " objectif " implique impersonnel, inquiétant, occidental.

Certains ethnologues occidentaux ont entrepris d'appliquer leurs méthodes à leur propre société, mais ils l'ont fait avec une étonnante timidité. C'est ainsi que Marc Abélés, dans L'anthropologie de l'Etat (3) analyse la visite à Nevers et l'ascension du Solutré parmi les rites du président Mitterrand, mais non un conseil des ministres; Marc Augé, dans son Ethnologue dans le métro (4) déchiffre les graffiti mais non les consignes de sécurité ou la comptabilité: David Kertzer, dans Rituals, politics and power (5) évoque les grands défilés et les fêtes du sacre, mais non les rites électoraux.

Je souhaite rendre hommage, à cet égard, au travail de pionnier de Denis Guigo qui, dans sa thèse de gestion de l Ecole polytechnique: Vivre dans les organisations modernes, Ethnologie des hommes, des usines et des bureaux ( 1991 ), introduit hardiment le regard de l'ethnologue dans le quotidien d'une usine d'automobiles, d'une mairie, d'une aciérie et d'une entreprise d'électricité. La rareté de telles recherches suggère que le monde objectif est difficile à regarder, comme s'il était constitutif du regard du savant lui-même. "L'objet le plus difficile à voir, disait Heidegger, est la paire de lunettes que l'on porte devant ses yeux". J'y reviendrai.

Je note pour l'instant que le triangle méthode-raison-équipes est en relation directe avec le triangle rites-mythes-tribus, en ceci que si l'un des sommets du premier devient suspect, les deux autres changent bientôt d'appeilation: des méthodes dont la justification n'apparaît plus sont bientôt taxées de rites; une raison qu'aucune tribu ne défend plus devient un mythe, et des équipes dont la raison d'être s'obscurcit sont bientôt traitées de coteries ou de clans.

Après ces remarques introductives, j'aborderai le cœur de mon sujet en quatre parties:



QUELQUES TRIBUS, LEURS RITES ET LEURS MYTHES

L'armée, sur laquelle j'ironisais à tort avant d'être Officier en temps de guerre, est une organisation où chacun doit pouvoir être remplacé sans délai. Les rapports entre les personnes sont donc strictement définis par le grade et la fonction, rendus visibles par l'uniforme et méticuleusement décrits par des règles. Voilà pour les rites et la tribu. Le mythe, surtout en temps de guerre, ne souffre pas d'ambiguïté.

Toutefois, ce trépied d'une insurpassable cohérence peut dériver globalement hors du réel. C'est ce qui s'est produit, d'après l'historien Marc Bloch (L'étrange défaite) en 39-40: l'armée française était parfaitement au point pour la guerre statique de 14-18, pendant que les troupes allemandes avançaient de dizaines de kilomètres par jour. Une telle dérive trouve son analogie dans la vie des affaires, avec par exemple IBM, système tribal longtemps invincible. qui a perdu sa suprématie avec l'arrivée des micro-ordinateurs conviviaux.

Les sports représentent un ensemble d'activités hautement ritualisées, les Jeux Olympiques en constituant le sommet. Ressuscités au début du siècle sur le modèle des Jeux de l'Antiquité, ils en diffèrent notamment par le fait que chant, poésie et théâtre, qui faisaient partie des épreuves chez les Grecs, ont disparu. Je reviendrai plus loin sur cette évolution.

La musique donne lieu à des rituels extrêmement élaborés, tels que les concerts symphoniques, où aucun spectateur n'oserait tousser, sinon entre deux mouvements, plus discipliné encore qu'à l'église. C. Lévi-Strauss (7), observant que la civilisation occidentale est très pauvre en mythes, alors que ceux-ci pullulent chez les Amérindiens par exemple, suggère que la même fonction de maintien de l'ordre dans l'imaginaire est assurée chez nous, depuis l'âge classique, par la musique et sa faculté d'infinies combinaisons de notes et de motifs selon des règles codifiées.

L'école. Un jour, accablé par les flambées de violence dont la presse se faisait l'écho en divers points de la planète, je demandai à un ami psychologue: " pourquoi les hommes ne s'étripent-ils pas toujours et partout ? ". Il me répondit tout-à-trac: " parce que les enfants de six ans veulent apprendre à lire et à écrire. " De fait, le cours préparatoire des écoles est un lieu où la soif de savoir, d'ordre et de paix est extrême, et les rites scolaires respectés avec enthousiasme.

Mais il y a deux sortes de vies scolaires. Je faisais un jour la remarque aux quinze ingénieurs-élèves au corps des mines en fin de scolarité, que l'essentiel de leur formation se déroulait autour d'une grande table, où chacun voyait tous les autres. J'ajoutai: la dernière fois que l'on vous a assis en rond, c'était en maternelle. A l'époque, on ne vous classait pas encore, aujourd'hui, on ne vous classe plus.

En politique, le suffrage universel est un rite d'une surprenante efficacité: pour quelques voix de différence, un homme devient le président de tous les Américains. Ensuite, la démocratie doit fonctionner sans coup férir. J'ai appris par exemple qu'à l'Assemblée nationale, des administrateurs rédigent quand c'est nécessaire des procès-verbaux de commissions qui ne se sont pas réunies, prêtant à des intervenants des propos d'un réalisme parfait dans leurs nuances politiques respectives.

Quant aux partis politiques, c'est au moins autant à leurs rites qu'à leurs idées qu'on les distingue. Un permanent d'une mairie gouvernée par le programme commun de la gauche m'a confié qu'il ne voyait pas de différence bien nette entre les positions des trois partis représentés, mais qu'en revanche, il était frappé par la manière d'élaborer ces positions. Chez les socialistes, la règle est le consensus, qui consiste en d'interminables réunions où beaucoup de gens s'expriment dans un certain désordre; chez les communistes, c'est le débat démocratique, processus consistant à travers un ou deux échelons intermédiaires à informer les cellules de base des décisions du Comité central à Paris: et chez les radicaux de gauche, c'est la concertation, limitée à quelques dîners en ville et quelques coups de téléphone.

La vie des affaires, enfin, comporte d'innombrables rituels tels que les marchés des devises, des actions, des matières premières, etc., où des sommes colossales s'échangent par téléphone, et où tout intervenant qui manquerait à sa parole serait immédiatement exclu de la tribu.

L'analyse des comptabilités d'entreprise en tant que rituels est très éclairante. La comptabilité française, par exemple, relève à n'en pas douter d'un rite agricole, avec son annualité et le privilège donné aux biens fonciers inscrits en haut du bilan. La comptabilité américaine, avec son rythme trimestriel, évoque beaucoup plus des expéditions maritimes dont les épargnants se partageraient les profits, le privilège donné au commerce étant marqué par la présence en haut du bilan des liquidités.

En 1987, il a été demandé aux ingénieurs-élèves au corps des mines en stage d'un an dans l'industrie de rédiger chacun une description des principaux rites observables dans leur entreprise. L'un deux, F. Valérian, porta son attention sur le repas de midi, cérémonial d'une grande importance dans ce pays tout proche de Lyon, et observa qu'à la même table, les commerçants prenaient immanquablement du fromage blanc avant le dessert, alors que les techniciens de fabrication choisissaient toujours des fromages durs à forte personnalité.

Voilà donc quelques exemples, empruntés à la vie quotidienne, qui se décrivent sans artifice dans les catégories du monde des rites. Je voudrais à présent expliquer pourquoi un tel mode d'approche frôle l'inconvenance dans notre culture.

LA MYTHIFICATION DU MONDE DES OBJETS

Le monde des objets est contemporain de ce que les livres d'histoire appellent les temps modernes. Depuis la Renaissance, les hommes ont été grisés par leurs découvertes de territoires toujours nouveaux, aussi bien dans le monde de l'esprit que sur la planète, et ces victoires de la raison ont fait naître l'espoir de repousser l'oppression des dogmes et des églises, de vêtir ceux qui sont nus, de nourrir ceux qui ont faim et d'organiser des sociétés heureuses avec de bonnes lois.

Or, cette foi dans la raison a essuyé depuis quelques années de vigoureux démentis. L'effondrement du monde communiste est le plus spectaculaire, mais le monde libérai n'est guère mieux loti, avec une interminable crise économique, du chômage, des questions d'environnement et un sous-développement toujours aussi cruel et étendu. Ceci conduit à examiner l'hypothèse que les espoirs du siècle des Lumières se sont figés dans un système mythique de moins en moins pertinent. Voici commentée l'analyse:

Cet idéal d'universalité confère une grandeur morale incomparable à cette culture, mais j'aurai l'occasion d'examiner plus loin si cet idéal est bien atteint. Réexaminons à la lumière de ce triangle quelques domaines énumérés ci-dessus.

Les Jeux Olympiques d'aujourd'hui diffèrent radicalement de ceux des Grecs par l'existence du chronomètre, et plus généralement par le repérage chiffré de presque toutes les épreuves individuelles.

En politique, tout gouvernement moderne repère ses performances à l'aide de quatre chiffres bien connus, le PNB, l'inflation, la balance commerciale et le chômage, qui tous les quatre renvoient à l'activité économique. Or, sur le PNB, l'homme d'affaires franco-anglais Jimmy Goldschmidt écrit (10), judicieusement à mon avis:

Le produit national brut est l'indice officiel de la prospérité d'une nation. Mais le PNB n 'en mesure que l'activité. Permettez que je m'explique. Si une calamité vient à frapper, telle qu'un ouragan ou un tremblement de terre, l'impact immédiat en est un accroissement du PNB parce que l'industrie embraye pour réparer les dégâts. S'il surgit une épouvantable épidémie, alors l'accroissement du PNB résulte de la construction de nouveaux hôpitaux et d'une augmentation du nombre d'emplois de santé. Si le taux de criminalité explose, le PNB s'accroit du fait du développement des forces de police et de la construction de prisons nouvelles. De toute évidence, il s'agit là d'exemples extrêmes, mais le PNB ne mesure ni le succès ni la satisfaction. Il ne mesure que l'activité bonne ou mauvaise. Les villes américaines dévastées par la criminalité, la consommation de la drogue, l'alcoolisme, le suicide et l'effondrement familial sont, selon les chiffres officiels, considérées comme plus prospères que beaucoup de cités qui subsistent partout ailleurs dans le monde, et dont la richesse réside en leur stabilité et en leur satisfaction. Cette manière de mesurer est dangereuse parce que la plupart des plans modernes sont jugés selon un unique standard, leur succès en matière de croissance du PNB.

Le chômage est un des problèmes les plus douloureux des sociétés avancées mais c'est un problème nouveau. Le mot travail provient, on le sait, du latin « tripalium » qui désigne un instrument de torture. Le travail était, dans l'Antiquité, l'attribut des esclaves et, sous l'Ancien Régime, une activité rémunérée, sauf exception, était interdite à la noblesse, au titre de la « dérogeance ». L'historien Bernard Groethuysen soutient la thèse ( 11 ) à partir de l'étude des sermons en chaire au cours du XVIIIe siècle, que la notion de travail salvateur est apparue graduellement entre le début et la fin de ce siècle.

Le chômage, comme l'a bien montré Philippe d'lribarne dans Le chômage paradoxal (12) est un drame pour des raisons essentiellement culturelles. J'en donnerai l'illustration suivante: il y a en France 37 millions de sans-emploi, soit 58 millions d'habitants, moins la population active, soit 21 millions. Sur ces 37 millions, 3 millions sont des chômeurs, ou plus précisément, des demandeurs d'emploi. Qu'en est-il des 34 autres millions ? Ce sont des enfants, des étudiants, des retraités. des femmes au foyer, etc. qui ont un statut social qui, le cas échéant, les satisfait. On imagine que c'est rarement le cas pour le demandeur d'emploi, surtout lorsqu'il était antérieurement salarié d'une grande entreprise, qui lui offrait non seulement une rémunération, mais un milieu social et même des loisirs organisés par le comité d'entreprise. En perdant son emploi, il a donc perdu son appartenance à une tribu, sans qu'une autre tribu, dans nos sociétés où les villages et les familles n'offrent plus guère de refuges, s'offre comme substitut.

Le sous-développement, selon R. Dumont (13), est un drame complexe dont l'une des origines réside dans le fait que beaucoup de populations ne veulent plus consommer ce qu'elles seraient capables de produire, au profit de consommations importées, caractéristiques de la vie des métropoles prestigieuses du monde développé. Les bluejeans et les hamburgers sont, pour l'essentiel, des consommations rituelles, qui permettent de s'identifier au mythe des jeunes Américains heureux et libres, mythe spécialement vivant en Europe de l'Est. Les monstrueuses agglomérations telles que Le Caire ou Mexico, où des dizaines de millions de malheureux viennent s'entasser, cumulent les trois conséquences négatives du mythe des objets: la pollution, le chômage et le sous-développement.

La côte du golfe de Guinée offre un exemple frappant de la rencontre du monde des objets et du monde du rite. Deux pays voisins, le Togo et le Bénin (ex-Dahomey) se présentent comme deux longs rubans perpendiculaires à la côte. Cette forme résulte des commodités du découpage administratif des colonisateurs allemand et français, qui ont pénétré ces contrées en remontant les vallées. Mais les ethnies ainsi regroupées sous la même bannière n'ont pas les mêmes systèmes de mythes et de rites, car la vie côtière est très différente de la vie des plateaux du Nord. Ces pays sont donc déchirés par des rivalités tribales chroniques. Voilà un cas où le monde des objets coupe à angle droit le monde du rite.

LES RITES ET LA RECHERCHE EN GESTION

Les analyses ci-dessus se sont présentées assez naturellement sur ma route de chercheur (voir Un point de vue d'ingénieur sur la gestion des organisations). Je résume brièvement cet itinéraire. Passées les premières illusions sur l'optimisation du profit, je suis arrivé à une représentation fondée sur l'affrontement de logiques locales, les plus significatives étant celles du fabricant, du commerçant et du financier au sein d'une même entreprise. Qu'est ce qui détermine ces logiques ? Les paramètres sur lesquels chacun se sent jugé. Cela engendre des conflits permanents dont on aimerait se passer, et l'on songe alors à modifier les paramètres de jugement dans ce sens.

Mais il apparaît que ces paramètres sont solidement maintenus en place par quatre sortes de réalités: les contraintes techniques (la « matière »), la personnalité des acteurs concernés (les « personnes »), les règlements qui autorisent, imposent ou interdisent (les « institutions ») et les évidences partagées (le « sacré »). Ces quatre niveaux ne sont qu'exceptionnellement en harmonie parfaite, et leurs décalages expliquent les crises. Mais à chaque époque l'un des niveaux présente une permanence, une solidité qui contraint les autres à s'aligner.

Au XVIIIe siècle, le niveau le plus permanent était à n'en pas douter celui de la matière, génialement magnifiée par l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Les organisations devenant, dans les deux siècles qui ont suivi, plus grandes et plus complexes, il est devenu nécessaire de définir plus précisément des fonctions pérennes, c'est-à-dire d'affirmer la prééminence du niveau des institutions, évolution qui aboutit à l'affrontement des agents économiques évoqué ci-dessus. Mais une telle analyse ne s'applique qu'aux organisations dotées d'une certaine permanence. Ces dernières années, les produits et les techniques se démodent et se succèdent à des vitesses croissantes, et les grandes entreprises intégrées cèdent la place à des réseaux de composition mouvante s'étendant à toute la planète.

Dans ces conditions, le succès va à ceux qui réagissent vite, qui se comprennent et se mettent d'accord sans délai et sans écrits. C'est le propre des tribus, dont le ciment est de l'ordre du sacré au sens précédent.

Le triangle rites-mythes-tribus pourrait dans ces conditions s'interpréter comme une mise en abîme, c'est-à-dire la duplication d'un motif à l'intérieur de ce motif lui-même, au niveau du « sacré », du système général à quatre niveaux évoqué ci-dessus, les rites constituant la "matière" du sacré, les tribus les "institutions" du sacré, et les mythes le "sacré" du "sacré".

A LA RECHERCHE DES BONNES TRIBUS

Devant la multiplication des violences tribales, le mot même de tribu suscite un légitime recul, et l'on se prend à rêver d'universel, dont les sports et la musique donnent des images presque parfaites. Mais ces deux activités relèvent pour l'essentiel du domaine des jeux, c'est-à-dire d'un monde sans restrictions, donc sans affrontements vitaux.

Que doivent être de bonnes tribus ? Je propose de les caractériser par l'absence de violence: elles n'oppriment pas leurs ressortissants, et n'agressent pas les autres tribus. A cet égard, le monde objectif n'a pas bien réussi: il provoque l'exclusion des vaincus de la guerre économique, et le XXe siècle a été de loin le plus meurtrier de l'histoire humaine. On peut trouver dans les exemples précédents des images de bonnes tribus. L'école maternelle, par exemple, avec la méthode dite des « groupes de niveaux », est une société où chacun peut être le premier en quelque chose. Le repas de midi de F. Valérian met en scène l'affrontement canonique entre la tribu des commerçants et la tribu des fabricants. Mais cela se passe au cours d'un rituel particulièrement porteur de paix, le repas en commun.

Le sujet est important, mais sort un peu de mon domaine de légitimité scientifique, mon apostolat consistant à mettre au jour ce qui est vrai, pas nécessairement ce qui est bon. Je peux néanmoins avancer l'hypothèse que l'absence de violence n'est pas naturelle, mais résulte de la mise en oeuvre de rituels qui conduisent à honorer tour à tour chaque membre d'une même tribu, et à donner vie au mythe d'une tribu englobante où les tribus voisines s'enrichissent de leurs différences. Il est sans doute utopique de prétendre fabriquer ex-nihilo des rites de paix, mais on peut encourager leur pratique là où en existent des germes.

Je propose une conclusion en deux parties: une partie technique et une partie morale.
Les analyses qui précèdent conduisent à réhabiliter le concret, le vécu, au détriment des théories et des idées.

Dans le monde objectif, le sommet de la raison domine clairement les deux autres. Dans le monde rituel, c'est le geste ou, plus généralement, le comportement qui domine, car contrairement aux mythes et aux tribus il est immédiatement observable et il offre prise à l'action.

Le geste possède en outre par rapport à l'idée une merveilleuse propriété: il est ambigu. On peut s'asseoir à une même table, par exemple à un Conseil des ministres, en étant adversaires sur des points essentiels. On peut habiller un rite pacificateur de motifs anodins, sans obliger des participants à se proclamer de la même tribu: voyez un défilé du 14 juillet. Mais cela demande à nos esprits imprégnés d'idéalisme platonicien un effort nouveau que de placer ainsi le geste avant la pensée.

Dans le domaine moral, je note que l'universalisme des Lumières était un universalisme de réponses: il partait de la constatation que les hommes sont divers, mais que la raison devait les unir. Les remarques qui précèdent suggèrent une démarche inverse. Ce qui est universel, c'est le besoin de chacun d'être reconnu par d'autres et de se faire une idée acceptable de son identité. Mais les réponses sont infiniment variées. A la formule: tu aimeras ton prochain comme toi-même, je propose de substituer: tu aimeras ton lointain comme toi même.





NB: L'auteur remercie MM. Michel Berry, Alain Henry, Michel Juché et Francis Pavé qui ont bien voulu lui faire part de leurs remarques sur une première version de ce texte.